Première partie
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Chapitre deuxième : Les devises du tourisme |
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La loi du plus fort Au niveau macro-économique, et suivant les analyses, on estime qu'au minimum 55 à 60 % des recettes du tourisme dans le monde reviennent aux pays occidentaux. La raison en est simple : les pays occidentaux sont les premiers émetteurs de touristes. Ils ont donc la maîtrise du marché du tourisme. |
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Fig. 7 : 15 pays au monde aux dépenses touristiques les plus élevées (millions $ US), source OMT, 2000 |
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Les 5 premiers tour opérateurs du monde sont occidentaux, les 5 premières compagnies aériennes du monde sont occidentales, les 5 premières chaînes hôtelières du monde sont occidentales. Les fusions et acquisitions que connaît le monde du tourisme ces derniers temps vont accentuer le phénomène et ce, toujours au détriment des pays du Sud dont les entreprises et parfois même les Etats ne pèsent pas lourd face aux multinationales occidentales. |
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Fig. 8 : publicité de la chaîne espagnole Mélia sur son propre site Internet http://www.solmelia.com |
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On peut citer, entre autres, le cas du Maroc où en 1998 l'Etat a cédé en gérance ou en pleine propriété une trentaine d'établissements hôteliers au groupe français Accor, n°1 mondial de l'hôtellerie, après avoir prôné pendant de nombreuses années une marocanisation des entreprises. Au Mexique, sur la côte Pacifique, les trois quarts des établissements hôteliers appartiennent aux grandes chaînes américaines : Sheraton, Hyatt, Marriott tandis que sur la côte Atlantique, ce sont les entreprises espagnoles qui possèdent les principaux établissements touristiques : Sol, Mélia. Les Mexicains se partagent les miettes : petites chaînes locales ou hôtels indépendants, souvent de catégories inférieures. Les gouvernements des pays du Sud ouvrent librement leur pays aux investisseurs étrangers qui leur font miroiter des devises alors que la réalité s'avère bien souvent différente. En effet, ce sont les Etats qui investissent massivement dans des infrastructures très lourdes : aéroports, ports, réseau routier, réseau de communication, voirie et assainissement, adduction d'eau, équipements sanitaires sans lesquels aucun touriste étranger ne viendrait dans leur pays. Ces infrastructures sont bien souvent construites par des sociétés étrangères et avec des matériaux étrangers payés en devises ce qui fait que nombre d'investissements coûteux ne permettent pas aux pays du Sud de rentrer dans leurs fonds. Mais entre temps, ils auront permis d'enrichir un peu plus les pays occidentaux qui ont bénéficié des contrats et des intérêts sur des emprunts contractés auprès des banques occidentales. Le Président de l'entreprise touristique étrangère traite d'égal à égal avec les autorités du pays, souvent au plus haut niveau : chef d'Etat, premier ministre ou ministre du tourisme. Il est reçu lui-même comme un chef d'Etat et se voit offrir les meilleurs terrains sur la promesse d'un formidable afflux touristique. Tout est mis en oeuvre pour l'aider à réaliser son investissement dans les meilleures conditions alors que le bénéfice pour le pays est parfois des plus aléatoires. Mais il ne faut pas oublier de préciser que dans bien des cas, les dirigeants des pays concernés n'en ont pas cure, parce qu'ils profitent du système et ont intérêt à ce qu'il perdure. Dans beaucoup de pays du Tiers-Monde, pour pouvoir seulement investir de l'argent étranger, il faut obligatoirement s'allier avec la classe dirigeante. Les seuls à être lésés, ce sont le pays et ses habitants. Mais leur intérêt n'est pas toujours la préoccupation première des dirigeants. Les colonies de vacances La pire forme de cet arrangement est représentée par le tourisme enclavé, les fameux "resorts" américains ou leur version française, le Club Méditerranée. Le touriste est conduit par avion de chez lui directement sur le lieu de vacances dont l'accès est strictement réservé aux étrangers. Son seul contact avec la population locale se fait par l'intermédiaire des petites mains du tourisme : femmes de chambre, serveurs, balayeurs qui, pour des salaires minimes et des emplois précaires et saisonniers, assurent les tâches les moins nobles. Tout l'investissement est d'origine étrangère ou peu s'en faut, le terrain est souvent gracieusement donné ou prêté par les autorités locales sur la foi d'une rentabilité "exceptionnelle pour le pays" aux dires des investisseurs ; les équipements, pour être à la hauteur de ce qu'attendent les touristes sont massivement importés, tout le personnel dirigeant est d'origine étrangère. Jusqu'à la nourriture qui doit être parfaitement conforme aux attentes des touristes. Si par hasard, le touriste s'aventure en dehors du village "all inclusive" (6), c'est pour explorer, en compagnie d'un guide en une demi-journée et en autocar climatisé, les environs immédiats. |
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A Puerto Vallarta, sur la côte pacifique du Mexique, dans cette petite ville balnéaire de luxe où les touristes américains sont rois, même le poulet qui est servi dans les hôtels et les restaurants pour touristes est importé ou produit sur place par des entreprises américaines délocalisées pour ne pas dépayser les touristes et leur servir la même volaille industrielle qu'aux Etats Unis
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Les croisières représentent une autre forme de tourisme enclavé et connaissent actuellement un essor spectaculaire en Europe après avoir conquis les Etats Unis. Elles partent du même principe : intégration totale de toutes les prestations. La pression des touristes peut devenir insupportable lorsque les paquebots déversent pour 1 journée plusieurs centaines de visiteurs sur des petits ports touristiques, comme ceux de Grèce par exemple. Ce tourisme "all inclusive" a la préférence des gros tour opérateurs étrangers car c'est celui qui leur permet de mieux maîtriser le produit. Dans ce cas, ce n'est pas 60 mais plutôt 90 % du montant total du forfait qui retombe entre leurs mains puisqu'ils ont pris la précaution de s'assurer la gestion directe de l'ensemble des prestations vendues au touriste. C'est la stratégie de l'intégration verticale : depuis la distribution en agence, en passant par le transport sur lignes aériennes spéciales, l'hébergement et la restauration, les boissons, l'artisanat, les souvenirs et les articles de bazars et jusqu'aux excursions, tout est organisé et vendu par le tour opérateur lui-même. |
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A qui profite le forfait ? Au niveau micro-économique, la règle est identique : prenons le cas d'un circuit d'une semaine au Maroc (avion + hébergement + restauration + visites) vendu 750 € dans une agence de voyages. Dans le meilleur des cas, seuls 30 à 40 % du total reviendront au pays récepteur. En effet, il convient de défalquer tout d'abord la commission de l'agence, située bien entendu dans le pays émetteur, soit environ 90 €, la marge brute du tour opérateur, soit environ 112.50 € puis le transport par la compagnie régulière du pays émetteur soit environ 183 €, l'hébergement dont plus de la moitié tombe dans l'escarcelle des chaînes hotelières internationales soit 183 €, ce qui fait un total de 568,50 € pour le pays émetteur et laisse une somme de 181,50 € pour le pays récepteur, à partager entre la restauration locale, les visites (guide et entrées aux monuments), le transport local, les salaires et commissions des différents intervenants, les taxes gouvernementales, etc. La démonstration est assez parlante. A ceci, il faut ajouter que plus de la moité des équipements hôteliers ou de transport sont achetés à l'étranger et payés en devises et viennent donc réduire encore davantage la portion déjà congrue des devises du tourisme. En effet, dans un hôtel 4 ou 5* comme le sont la plupart des hôtels destinés aux touristes étrangers au Maroc, tout ou presque vient de l'étranger : matériel de cuisine, climatisation, vaisselle, décoration... Quant aux véhicules de tourisme ils viennent soit de l'étranger, soit sont fabriqués sous licence de constructeurs bien évidemment étrangers (il n'y a pas de production automobile marocaine). Pour un tour opérateur étranger, aussi petit soit-il, le mécanisme reste toujours le même : exploiter au maximum le déséquilibre du rapport qui est toujours en sa faveur. Citons par exemple le cas du Maroc que nous connaissons bien. Dans ce pays, la plus grosse agence réceptive ne fait que 76 millions € de chiffre d'affaires par an. Une goutte d'eau pour un tour opérateur européen de taille moyenne. Et la masse des autres agences réceptives est constituée de petites entreprises dont le chiffre annuel global tourne autour de 760.000 à 7.600.000 € (7). Dès lors, qui peut prétendre à un rapport d'égal à égal avec les géants du Nord qui sont, ne l'oublions pas, les clients et ceux qui maîtrisent le marché en amont. En 1997, en France - où nous n'avons pas le record, loin s'en faut, des plus grosses entreprises de tourisme - le n°1, Nouvelles Frontières a un chiffre d'affaires de 1,4 milliards € ; le n°2, Club Med, a un chiffre d'affaires de 1,2 milliards € ; le n° 3, FRAM affiche 290 millions € de chiffres d'affaires (8). Intégration verticale Ces trois voyagistes pratiquent une stratégie d'intrégration verticale et cherchent, comme nous l'avons vu plus haut, à intégrer au maximum les diverses composantes du produit touristique afin de faire d'une part des économies d'échelle et d'autre part, d'obtenir un fort pouvoir de négociation face aux fournisseurs locaux voire même aux gouvernements locaux. C'est pourquoi, au Maroc comme dans les autres pays du Sud, ce sont les étrangers qui font les prix dans le secteur touristique ou peu s'en faut. En faisant jouer la concurrence, un tour opérateur avisé peut obtenir exactement le prix qu'il veut du moment qu'il a en mains un marché suffisamment porteur, soit quelques dizaines de groupes par an (350 à 500 touristes environ). Certains tour opérateurs le savent bien et en abusent à tel point qu'on peut affirmer que la plupart des hôtels et des entreprises touristiques marocains fonctionnent pratiquement à perte. On a vu de prestigieux hôtels 5* de Marrakech vendre la demi-pension au tarif de 180 dirhams par personne et par nuit (environ 18 €) simplement pour ne pas passer à côté d'un marché qui leur permet de couvrir les frais et de payer au moins leurs salariés. |
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Fig. 9 : présentation des différents métiers du groupe Accor - illustration de la stratégie d'intégration verticale |
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Corruption et argent facile Bien entendu, d'autres diront que ces mêmes entreprises locales ne se gênent pas pour profiter également de la situation. Que beaucoup se servent du tourisme pour détourner de l'argent à l'étranger. Dans ces pays où la monnaie n'est généralement pas convertible, la tentation est grande. Que les hôteliers s'arrangent toujours pour ne pas rembourser leurs dettes alors que leurs affaires se portent bien. C'est d'ailleurs, pour le cas du Maroc, ce qui a en partie conduit le gouvernement marocain a confier la gestion des plus beaux établissements touristiques du pays à la chaîne Accor car la mauvaise gestion et la fraude ont conduit la plupart des hôtels du pays à une situation de faillite virtuelle. Ce qui revient à dire que, directement ou indirectement, du fait d'un déséquilibre flagrant des forces en leur faveur, les pays occidentaux dirigent plus ou moins le tourisme des pays du Sud. Ce qui représente, si l'on veut bien en convenir, une forme de colonialisme moderne. Le tourisme : mirage ou stratégie d'avenir ? (9) L'analyse de la répartition des devises du tourisme, que ce soit au niveau macro-économique ou au niveau micro-économique permet de se rendre compte à quel point les pays du Sud sont défavorisés par leur faible poids économique et leur sous-développement. Cela permet de démontrer que le tourisme n'est pas forcément le meilleur ni le seul moyen de sortir un pays du sous-développement. Cela permet aussi de réfuter certains raisonnements qui voient dans le tourisme une manne économique pour les pays les plus pauvres et les plus endettés. Car cette manne économique peut aussi bien devenir un cercle vicieux de l'endettement, de la paupérisation et de la dépendance aux grandes puissances économiques occidentales. (10) D'autant plus que la grande injustice du tourisme c'est que les investissements et les moyens de production sont financés par les Etats mais que les bénéfices reviennent au secteur privé. L'étude sociologique et environnementale qui suit, davantage axée sur les aspects qualitatifs de l'impact du tourisme, viendra compléter cette première approche quantitative et permettra de confirmer notre démonstration. *** _____________________________________________________________________________ (6) terme
anglo-saxon signifiant "tout compris" |