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Troisième partie : les limites du concept

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Chapitre premier : les limites internes

 

Le problème du choix des critères

Le choix des critères est forcément arbitraire dans une certaine mesure. C'est une des difficultés qu'ont rencontré les acteurs de l'atelier sur le tourisme équitable réunis à Londres en juin 1999, à l'initiative de l'association Tourism Concern, de l'Université de North London et de l'ONG Voluntary Service Overseas.

Des représentants des pays du Sud participaient à la conférence mais ils n'avaient nullement été mandatés par leurs pairs et ne pouvaient donc pas être les porte-parole des communautés du Sud. Des représentants des entreprises de tourisme participaient également aux débats mais ne pouvaient prétendre parler au nom de toute la profession.

La question de savoir quels critères choisir et surtout qui peut décider de ces critères est donc d'une grande pertinence. Il est difficile de parler à la place des populations d'accueil. De même, peut-on laisser les entreprises définir elles-mêmes les critères auxquels elles doivent être assujetties ?

Certaines questions ne sont pas faciles à résoudre. Par exemple la question de savoir si le tourisme de masse détruit ou non la culture locale. Prenons l'exemple de la place Djemaa El Fna à Marrakech. Cette place connaît l'afflux de touristes étrangers depuis les années 50. Elle a été "nettoyée" de ses mendiants les plus misérables par les pouvoirs publics afin d'offrir aux touristes un spectacle typique mais agréable à regarder. Cependant, il est évident que les petits métiers traditionnels qui y sont représentés (acrobates, jongleurs, vendeurs de jus d'orange, restaurants ambulants, conteurs, charmeurs de serpents, montreurs d'animaux et diseurs de bonne aventure) n'existeraient plus aujourd'hui si les touristes n'avaient pas pris un intérêt à ce spectacle. Pourtant, ce sont des activités authentiques et traditionnelles qui existent depuis plusieurs siècles. Dans ce cas, on peut dire que le tourisme les a préservées. Il est donc extrêmement délicat de parler de dégradation. Par contre, dans le reste de la ville, il est aisé de constater que la mendicité, les faux guides, la prostitution enfantine et adulte sont des méfaits directement liés au tourisme.

De même, dans bien des pays touristiques, l'artisanat local ne survit que grâce au tourisme. Les gens du pays dédaignent bien souvent la manufacture locale pour lui préférer des biens de consommation moderne. Ce sont donc les touristes qui permettent à ces activités de survivre. Bien sûr, l'authenticité de la production n'est pas toujours assurée et l'on trouve des objets sans tradition, fabriqués uniquement pour répondre au goût du public.

En résumé, comment peut-on juger de l'impact du tourisme tant qu'on n'a pas véritablement de visibilité ? Il est donc nécessaire que le concept soit considéré comme étant en cours d'élaboration et de ne pas se fixer arbitrairement sur tel ou tel groupe de critères. Le processus d'élaboration du concept et de définition des critères n'est pas achevé et doit faire l'objet d'une participation active et d'une collaboration de toutes les parties prenantes.

Il est cependant difficile et parfois frustrant de se dire que le concept n'est pas suffisamment défini et l'on souhaiterait se mettre au travail sans attendre. C'est ce qui s'est passé pour le commerce équitable : les initiateurs travaillent à la fois sur la pratique et sur la théorie. Il faut donc suivre l'exemple du commerce équitable et contribuer à l'application du concept tout en réfléchissant en permanence sur les moyens de l'améliorer et de le définir avec plus de précision.

Il est évident que le concept ne peut pas être unique et s'adapter à tous les cas de figure qui, nous l'avons vu, sont nombreux et très nuancés. Or d'autre part, il est évident également que plus on généralise (les critères notamment) plus un concept perd de sa force et faillit à son application. Il conviendra peut être d'envisager une véritable "déclinaison", selon les régions ou les cas, du concept afin de le rendre adaptable, cohérent et crédible partout où il est nécessaire.

L'application du concept

La question de savoir comment est appliqué le concept est également importante. En effet, les critères sont parfois si subtils qu'on peut se demander à juste titre comment les appliquer et même de quel droit ? C'était l'une des interrogations du tour opérateur Atalante lors de sa conférence de presse pour présenter sa Charte Ethique du Voyageur. Le tour opérateur s'est rendu compte de la difficulté de faire respecter la Charte auprès des membres du groupe de touristes - pourtant signataires volontaires de cette Charte - notamment quand il s'agissait de ne pas photographier les populations à leur insu.

Lorsqu'il s'agit de comportements qui ne sont pas forcément illégaux mais simplement irresponsables, il paraît difficile d'obtenir des gens un changement de conduite sans posséder l'outil de persuasion adéquat (réglements, lois, arrêtés...) Il paraît en effet problématique voire même peu souhaitable de tout légiférer. Certains pays ont tout de même cru bon par exemple de pénaliser des comportements comme celui de jeter des déchets dans les rues. Cela relève surtout d'un choix de société et dépend également du degré de conscience des populations.

La perception de l'éthique et de la responsabilité des citoyens n'est pas la même partout ni à toutes les époques. Le concept doit donc pouvoir se décliner et s'adapter à des situations qui, nous l'avons vu, sont toutes différentes les unes des autres.

Quel contrôle ?

La problématique du contrôle est également très préoccupante. En effet, on ne peut laisser l'initiative aux acteurs de se contrôler eux-mêmes. Et pourtant, c'est exactement ce qui se passe à l'heure actuelle. Nous connaissons le cas du tour opérateur Atalante avec sa Charte Ethique du Voyageur qui reconnaît lui-même que se pose le problème d'un contrôle indépendant et surtout externe à l'entreprise.

Actuellement, il n'y a pas d'organisme de contrôle externe et souverain. C'est la même chose pour le commerce équitable : fin 1998, lors du rapport d'enquête sur la consommation éthique qu'il a réalisé pour le compte de plusieurs ONG de commerce équitable et notamment le collectif "de l'éthique sur l'étiquette, le CRC Consommation notait : "...les entreprises acceptent de réaliser des études de cas visant à préciser les points suivants :

- grille de contrôle permettant de vérifier la qualité sociale des produits (même en France, il n'y a pas 100 % de liberté syndicale. Il faut donc définir à partir de quel moment la liberté syndicale est violée)
- mécanisme de contrôle interne au distributeur, au donneur d'ordre...
- mécanisme de contrôle externe, indépendant et transparent.

Après évaluation de ces études de cas avec les entreprises et de démarches similaires en France et à l'étranger, un système applicable à l'ensemble du secteur de l'habillement et de la chaussure pourra être proposé. (N.B. : de tels mécanismes de contrôle de la qualité sociale n'existent pas à l'heure actuelle. Il n'existe que des expériences récentes limitées à un pays, comme celle menée par GAP au Salvador). (...)
Le système de contrôle à mettre en place pourrait s'inspirer des règles appliquées en matière de certification d'entreprise, appelé également certification des systèmes d'assurance de la qualité (série des normes ISO 9000)."

Comme on le voit, le commerce équitable soulève déjà beaucoup de questions en ce qui concerne le contrôle. Il est évident que la question du contrôle dans le tourisme équitable ne peut qu'être encore plus épineuse étant donnée la complexité du secteur, complexité que nous avons montrée à plusieurs reprises.

Il faudrait vraisemblablement plusieurs organismes de contrôle, externes, indépendants et transparents, selon que l'on considère le Nord ou le Sud, les entreprises touristiques ou les Etats, l'environnement ou le patrimoine, les populations ou les territoires...

Quel organisme pourrait prétendre contrôler l'application des règles et critères du tourisme équitable à des domaines aussi différents que l'impact sociologique sur les populations, les dégradations de l'environnement ou encore la réglementation sociale ?

Cependant, certains organismes existant déjà sont en mesure de répondre à ce rôle de contrôleur. L'UNESCO peut, par exemple, contrôler le respect du patrimoine et de la culture. L'OIT pourrait également contrôler l'application du droit du travail. Mais rien ne garantit que l'UNESCO serait en mesure de s'opposer directement à un Etat membre afin de faire respecter les critères définis.

Tout est à inventer dans ce domaine et force est de constater que le commerce équitable n'a pas encore beaucoup de réponses à suggérer au secteur du tourisme. Mais il y a d'autres interrogations que l'on peut avoir sur ce concept. En particulier sur la cible de ce concept.

Trop élitiste ?

Il est intéressant de savoir si ce concept ne va pas être réservé, de fait, à une sorte d'élite, qu'elle soit intellectuelle ou financière. Car dans ce cas, cela irait à l'encontre de ses principes. Dans la réalité, la clientèle à laquelle s'adressent les produits mis sur le marché à ce jour, est une minorité intellectuelle (étudiants, enseignants, membres d'associations) et aussi financière (les produits sont plus coûteux que le tourisme classique).

Les promoteurs du tourisme équitable auront donc à coeur de ne pas marginaliser davantage ces produits ce qui pourrait leur faire du tort. Il faudrait au contraire les étendre à une cible plus large, voire même à tout le public. Mais dans les faits, cela reste inopérant et le voeu de rendre équitable toute la filière touristique est pour l'instant lettre morte.

On se trouve donc devant des produits réservés en priorité à certaines catégories de personnes refusant le tourisme de masse. Dans son ouvrage intitulé Enquête sur le tourisme de masse, l'écologie face au territoire, Florence Deprest démontre que de tous temps, les élites se sont opposées au tourisme de masse, donc au peuple. Nous pouvons à cet égard évoquer l'année 1936 où sont apparus les congés payés. A cette époque, la classe sociale aisée craignait par-dessus tout de voir déferler dans ses lieux de villégiature habituels des quantités d'ouvriers et d'employés.

Est-ce que dans une certaine mesure, on pourrait accuser le tourisme équitable d'être l'ennemi et de se présenter comme l'antidote du tourisme de masse ? Dans ce cas, il dévierait de ses propres principes. Etre différent dans ses pratiques touristiques, c'est se positionner comme différent de la masse qui pratique un tourisme "classique". C'est donc un comportement politique et socio-économique. Il faudrait veiller à ce que le tourisme équitable ne devienne pas l'ultime refuge contre un tourisme que l'on pourrait qualifier de "vulgaire" dans ce sens que vulgaire vient de vulgus, le commun des hommes, la foule, la masse en latin. C'est là une des dérives possibles du concept qui pourtant, part d'un bon sentiment à l'origine.

C'est aussi le cas de l'écotourisme, autre concept très controversé par les spécialistes car il part d'un idéal de nature vierge, innocente et sauvage, encore intacte, une idée qui n'existe plus que dans les rêves... Cet idéal à la Rousseau, faisant fi des populations (prétendues polluantes et ennemies de la nature) et de ses besoins, mène à construire des zones artificiellement préservées parfois contre l'intérêt des populations indigènes et réservées à quelques rares privilégiés ayant les moyens financiers d'effectuer le déplacement (cf Parc National de Guyane in 1ère partie, ch. 3).

Marché de niche ?

Nous devons également nous demander si le tourisme équitable n'est pas un simple marché de niche. Bien entendu, ses promoteurs ne le voient pas ainsi et souhaitent ne pas le limiter à une mode ou à un nouveau produit. Mais qu'en est-il en réalité ? Jusqu'à présent en France, l'activité du commerce équitable est plus que confidentielle. Et même si, en Angleterre, la part de la consommation équitable représente 5 %, elle reste encore tout à fait marginale. Le tourisme durable tel qu'il est proposé par les communautés et vendu par les associations de tourisme est incompatible avec le tourisme de masse pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que les prix de vente restent supérieurs aux autres produits. Ensuite parce que les conditions de confort sont inférieures et surtout parce que les produits ne s'adressent pas au grand public et sont plutôt ciblés vers une clientèle déjà sensibilisée.

Le fondateur de l'association ARVEL, André Barthélémy, s'interrogeait dans le rapport annuel de l'année 1994 sur la viabilité de son entreprise. Il analysait les raisons pour lesquelles le tourisme durable était difficilement rentable. Entre autres explications, il démontrait que pour avoir des prix bas (notamment dans les avions) il fallait garantir aux compagnies un nombre élevé de clients sur toute l'année, ce qui est impossible pour une association comme ARVEL. Pour les hôtels, c'est le même principe, c'est le volume qui fait baisser les tarifs.

Aujourd'hui, ARVEL a choisi de sacrifier ses principes pour sauvegarder sa rentabilité. Les produits du catalogue actuel ne la distinguent guère d'un tour opérateur comme FRAM. Il n'y a plus grand chose des principes qui avaient été à l'origine de la création de l'agence : voyager responsable, utiliser les hôtels et établissements tenus par des locaux, etc.

Du côté des communautés des pays du Sud, doit-on vraiment encourager le tourisme durable qui, s'il n'occasionne pas de dégâts sur la population et l'environnement, ne permet pas toujours de vivre décemment et de contribuer au développement, faute de clients ? Le tourisme de masse, même s'il est considéré comme un fléau social, reste pour beaucoup une véritable manne en terme d'emploi, de revenu, de stimulation des activités locales. Dans ce cas, les dégâts sont considérés comme un moindre mal par rapport à l'absence d'activité, au chômage, à la misère ou à l'émigration forcée.

Ne risque-t-on pas de marginaliser les communautés spécialisées dans le tourisme durable et de les tenir à l'écart de flux qui pourraient finalement les sortir du sous-développement ? C'est une interrogation fréquente pour les responsables du commerce équitable car la concurrence s'est accrue considérablement à tous les niveaux et il est difficile de lutter contre des concurrents qui ne s'astreignent pas aux mêmes règles. S'astreindre à des critères éthiques aussi rigoureux, c'est sans doute se priver d'une importante part de marché. Les producteurs de produits équitables ont réussi avec plus ou moins de bonheur. Le cas de la banane est intéressant car tout en s'alignant sur les prix de la concurrence, les producteurs réussissent à gagner une part conséquence (3 % en Belgique fin 1998 par exemple) d'un marché gigantesque (fruit le plus vendu en Europe). De plus, un phénomène d'imitation est né et certaines marques classiques ont commencé à labelliser "écologique" ou "équitable" une partie de leur production.

Le cas de Dezign. Inc. petite entreprise de sérigraphie au Zimbabwe, est bien différent. Dans son rapport, Solagral notait : "malgré la volonté manifeste des dirigeants, Dezign ne peut répondre à tous les objectifs du commerce équitable. L'entreprise n'assure ni un salaire suffisant pour vivre, ni du travail permanent. Pour arriver à satisfaire à tous ces critères, il faudrait que les détaillants du commerce équitable soient en mesure de vendre les articles plus cher. Dans le marché actuel, être compétitif et fournir un salaire décent est un exercice d'équilibre difficile. Depuis deux ans, Dezign se trouve dans une position délicate malgré sa forte croissance initiale."(41)

Il n'est pas douteux que les entreprises de tourisme équitable qui verraient le jour seraient soumises aux mêmes contraintes. Les réalités du commerce et des pays en voie de développement sont dures et il n'est pas toujours possible d'aller à contre courant du système en place.

D'ailleurs, dans la revue Peuples en Marche n° 85 de juillet-août 1993, un dossier spécial sur les ambitions et les limites du tourisme alternatif évoque le cas des campements de Casamance au Sénégal qui n'ont jamais dépassé depuis 1978 un taux d'occupation de plus de 15 % avec une durée de séjour de moins de 1 jour par visiteur ! Bien entendu ces contre-performances s'expliquent aussi par le faible engouement des touristes pour les pays d'Afrique sub-saharienne et plus récemment, par la guérilla indépendantiste. Mais il n'en reste pas moins que les produits de tourisme communautaires affichent des succès encore très mitigés.

Ce sont des considérations dont il faut tenir compte lors de la création d'une entreprise. Il convient également de s'interroger sur la difficulté de communiquer sur ce concept, notamment dans le tourisme.

Peut-on communiquer sur le tourisme équitable ?

Les spécialistes du commerce équitable nous disent que ce terme "équitable" a été choisi de préférence à "responsable", "durable" ou "éthique" car dans l'esprit du grand public, il est extrêmement positif, faisant immédiatement allusion à la notion très populaire de justice.

Il est vrai que le choix du terme offre d'emblée un positionnement clair et très positif. La plupart des gens comprennent relativement vite en quoi consiste "l'équitable" pour un produit tel que le café ou le cacao. C'est moins vrai pour les services comme le tourisme. Les spécificités du tourisme font qu'il est difficile de montrer en quoi un produit touristique est équitable.

De plus les touristes sont directement mis en cause - ce qui n'est pas le cas des consommateurs pour les produits matériels - dans le processus de fabrication. Il est donc délicat de dire aux gens : "ce produit est équitable si vous vous comportez de manière responsable dans votre consommation touristique". Et c'est pourtant très exactement ce qu'il faudrait leur dire mais les gens n'ont parfois tout simplement pas conscience de l'impact que leur comportement peut avoir sur les populations et l'environnement des pays d'accueil.

On voit donc qu'il n'est pas possible d'utiliser le concept de labellisation à l'instar du commerce équitable. Car ce qu'il faudrait labelliser, c'est non seulement le produit touristique - défi déjà difficile à relever - mais aussi le touriste, pour son comportement vis à vis du produit (patrimoine, environnement, populations).

Il est donc très difficile de communiquer sur un tel concept. On le voit bien puisque jusqu'à ce jour, personne ne s'y est risqué. Les seules initiatives que l'on puisse mettre en avant sont limitées à des domaines bien précis et bien cernés et font appel à des labels simples (ECPAT par exemple) ou à des textes (Charte Ethique du Voyageur d'Atalante).

Il semble donc qu'il faille se pencher sur la manière optimum de communiquer sur ce concept avant de le diffuser. Il conviendrait d'avoir une réflexion préalable sur les méthodes de communication qu'il faut ou ne faut pas utiliser.

Ces quelques réflexions sur les limites inhérentes au concept même sont l'occasion de se rendre compte avec quelles précautions il faut travailler sur ce thème. Il porte en lui, comme beaucoup de concepts nouveaux, une quantité de contradictions et de limites dont il faut tenir compte, ne serait-ce que pour mieux répondre à ses éventuels détracteurs.

Nous allons dans un second temps, étudier les limites externes au concept, c'est à dire celles qui viennent des différents intervenants de l'activité touristique.

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(41) ces deux derniers exemples sont extraits de l'ouvrage de Ritimo et Solagral : Pour un commerce équitable, aux éditions DPH, Paris, 1998

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